Combler les déserts de données géographiques (2024)

1L’information géographique volontaire, produite en dehors du sérail des cartographes patentés, constitue depuis une quinzaine d’annéesune nouvelle source de données cartographiques. Des collectifs citoyens réunis sous des formes diverses—associations, réseaux informels, projets de sciences citoyennes—mobilisent l’outil cartographique pour tenter de combler «leurs» blancs, c’est-à-dire les informations territoriales qu’ils considèrent être manquantes, lacunaires ou inaccessibles. Cette massification de la production de données géographiques, dont on peut douter qu’elle soit une véritable démocratisation comme certains l’affirment un peu rapidement, constitue un nouveau régime de fabrique cartographique dont OpenStreetMap (OSM) n’est pas un exemple de cas, mais bien le cas exemplaire. Son entremêlement avec les sphères institutionnelles est tel aujourd’hui, qu’une géographie politique de l’information géographique numérique ne peut faire l’économie d’en étudier les contours. L’un des leitmotive du projet est de combler les blancs des cartes. Cependant, loin de constituer un bloc monolithique, les «néo-cartographes» qui alimentent OSM ont des motivations variées, dont certaines semblent sans limites. Je fais, dans ce chapitre, l’hypothèse que s’intéresser aux appréhensions multiples des blancs des cartes des contributeurs d’OSM permet d’être attentif à leurs intentions, à leurs pratiques et in fine aux engagements politiques différents et parfois divergents qui les guident. Pour en proposer une lecture fine qui ne sombre pas dans le grand récit cartographique, dénoncé précédemment (chapitre2), j’observe avec attention les petites formes contemporaines de l’écriture cartographique en Amazonie puis plus spécifiquement en Guyane française. Ce choix permet, une nouvelle fois, un double pas de côté: d’une part, l’immersion dans les données, discours et pratiques des acteurs au plus près du terrain vise à redonner sa place au geste cartographique, à l’analyse sur un temps long et à sortir des panoramas génériques qui tracent à grands traits les contenus de cette base de données collaboratives; d’autre part, en observant le projet sur une marge territoriale qui n’est ni un centre métropolitain labouré par une communauté abondante de contributeurs ni le théâtre d’une catastrophe humanitaire qui conduirait à une hyper-concentration spatiale et temporelle des contributions, je regarde sur une décennie le projet se construire dans un blanc historique des cartes. Ce double dépaysem*nt permet de discuter de la place du terrain et de l’image dans cette entreprise cartographique. Le ressort discursif de la vérité-terrain et la présomption d’objectivité de l’image sont en effet au cœur des argumentaires des contributeurs d’OpenStreetMap sur les grands espaces. Ils font, dans une certaine mesure, réapparaître des ambitions d’exhaustivité teintées de positivisme dès lors que l’éradication des blancs des cartes semble redevenir la perspective ultime.

Sommes-nous devenus «tous cartographes»?

2L’information géographique volontaire (IGV)1 est une composante essentielle du géoweb, défini au chapitre2 comme une suite d’innovations techniques, méthodologiques et organisationnelles ayant conduit, depuis le milieu des années2000, à la production de nouveaux contenus et à l’apparition de pratiques inédites en matière de cartographie. Plus spécifiquement, l’IGV rassemble l’ensemble des démarches de création de contenus géolocalisés, bénévoles et spontanés qui fournissent des données géographiques différentes des productions conventionnelles des cartographes ou géomaticiens professionnels. C’est en2007 que Michael Goodchild a publié un texte de référence dans le domaine des sciences de l’information géographique dans lequel il a proposé l’expression volunteered geographical information2 pour traduire les recompositions techniques et organisationnelles qui bousculaient le monde de la géomatique sous l’influence du web2.03. De multiples expressions étaient alors utilisées pour qualifier ces évolutions: du contenu géographique généré par les utilisateurs4 au géo-crowdsourcing5 pour insister sur l’intrusion des internautes dans la production de données, des GIS/26 à la néo-géographie7 pour souligner les ruptures avec la géomatique dite conventionnelle. La notion d’information géographique volontaire s’est progressivement imposée comme un cadre fédérateur qui traduit la place centrale qu’occupe désormais le citoyen dans ces nouveaux modes de fabrique cartographique.

3Cette individualisation de la production de données géographiques (dont les cartes ne sont qu’une modalité de restitution) trouve son origine au croisem*nt de trois évolutions apparues simultanément. Tout d’abord, la démocratisation des techniques de géolocalisation (récepteurs GPS, bornes wifi, puces RFID, etc.) et leur intrusion dans les objets du quotidien (voitures, téléphones, montres, etc.) permettent potentiellement à tout un chacun de devenir capteur de son environnement ou de son activité. Le «citoyen-capteur» est ainsi devenu l’emblème de cette géographie volontaire8 en démultipliant les possibilités d’observation et de collecte des données. De plus, l’investissem*nt massif des multinationales du numérique (Apple, Microsoft) et du web (Amazon, Google, Facebook) dans les technologies géospatiales a conduit à un renouvellement des systèmes de production et de visualisation des cartes numériques avec, par exemple, l’émergence des globes virtuels, déjà évoqués au chapitreprécédent. Ces nouvelles interfaces cartographiques ont rencontré une réponse enthousiaste tant du public que des créateurs de sites Internet et de services mobiles. Désormais sur le web, les cartes sont partout et proviennent aussi bien des professionnels du domaine (géographes, cartographes) que d’utilisateurs nouveaux: militants associatifs, hackers, acteurs politiques, journalistes, designers, etc. Enfin, l’essor d’initiatives tant citoyennes qu’institutionnelles d’ouverture des données (open data) et l’émergence progressive de standards techniques participent à l’accélération de la circulation de l’information (notamment géographique).

4Ainsi, ce triple mouvement (dissémination des capteurs, profusion des services cartographiques et accélération de la circulation des données) a produit à la fois une démultiplication des données géolocalisées et une expansion de leurs usages. Chaque Internaute peut désormais consulter, annoter ou croiser ses données en les géoréférençant et en les mobilisant sur des interfaces cartographiques en ligne. Une profusion d’ego-cartographies s’observe sur Internet avec la diffusion de cartes mémorielles et personnelles ou encore avec la visualisation de traces numériques9. Si des usages sollicités sont apparus dans le domaine du géomarketing, des réseaux sociaux, des sciences participatives, de la gestion de crise ou encore de la consultation citoyenne, d’autres pratiques plus spontanées ont progressivement émergé dans le domaine culturel, artistique ou encore politique.

5L’essor des technologies numériques a également permis à toute une série d’acteurs sociaux, traditionnellement exclus du processus de production cartographique—les habitants de quartiers, mouvements écologiques, peuples autochtones, pour ne citer que ceux-là—de s’approprier les outils et modes de représentation de la cartographie et de l’information géographique pour faire pression sur les politiques publiques, notamment d’aménagement du territoire. Si, dans le prolongement de la cartographie participative, les systèmes d’information géographique participatifs ont permis d’introduire les techniques géomatiques dans des actions de démocratie participative depuis les années1990, l’essor du web tend à amplifier ce type d’initiatives10. Ainsi, des groupes marginalisés et des minorités mal ou peu représentées dans les cartographies dominantes tentent de faire de l’information géographique un outil d’empowerment numérique parce qu’elle leur permet de rendre visibles des problématiques, des controverses, des conflits spatiaux11. L’information géographique volontaire mobilisée comme instrument de contestation sociale et de justice spatiale s’inscrit alors dans la lignée de la contre-cartographie pratiquée, bien avant le développement d’Internet, par le géographe William Bunge (1975) ou plus récemment par la sociologue Nancy Peluso (1995).

6Les nouveaux domaines d’usage de l’information géographique, les nouvelles méthodes et outils qui y sont associés génèrent des enjeux de recherche multiples. Depuis l’apparition de ce terme en2007, de multiples sessions de colloques12, numéros spéciaux de revues 13ou ouvrages14 y ont été consacrés et des réseaux spécifiques de recherche se sont progressivement formés15. Parmi les principales problématiques traitées, l’évaluation et l’amélioration de la qualité de l’information géographique volontaire16, les questions relatives à l’animation des communautés17, la motivation des contributeurs et la pérennité des initiatives18 font l’objet de nombreuses recherches. Plusieurs travaux se concentrent aussi sur le potentiel d’application de ces nouveaux contenus dans des domaines comme la navigation routière19, le tourisme20, la santé publique21, la gestion de crise22 ou encore les sciences citoyennes23. La dimension politique de ces nouvelles pratiques reste peu étudiée, les promesses technoscientifiques de ces innovations semblant prendre le dessus. Dans le prolongement des recherches sur l’e-gouvernement24, l’IGV est alors souvent étudiée comme un levier d’amélioration des relations entre administrateurs et administrés, permettant plus de transparence, d’efficacité et d’efficience25. L’IGV peut aussi apparaître comme la réponse aux promesses non tenues des SIG participatifs26. Par exemple, lorsque Peter Johnson et Renée Sieber évoquent les enjeux organisationnels, c’est essentiellement pour inciter les gouvernements locaux et nationaux à adapter leur démarche participative afin de mieux intégrer ces données venues du terrain27. Cependant, cette nouvelle manière d’externaliser le comblement des blancs des cartes suscite aussi de nombreuses questions. Les dérives d’un glissem*nt subreptices entre information géographique volontaire et involontaire28, liées à l’intrusion croissante de la géolocalisation dans les objets du quotidien, ont pu être soulignées29. De plus, le pouvoir émancipateur de l’information géographique volontaire mérite d’être débattu, car les risques accentués de fractures numériques ou encore le caractère uniformisant des services cartographiques en ligne sont bien réels30. Aussi, l’institutionnalisation croissante de ce type d’initiative mérite, semble-t-il, d’être aujourd’hui discutée. Loin de n’être qu’un exemple de cas d’information géographique volontaire, le projet OpenStreetMap en constitue désormais le cas exemplaire.

OpenStreetMap, emblème de la géographie numérique volontaire

7Des projets de cartographie collaborative comme OpenStreetMap (OSM) occupent désormais une place importante dans le paysage de l’information géographique. OSM est un projet qui propose à des milliers de contributeurs de multiples environnements collaboratifs pour alimenter une même base de données géographiques mondiale, librement éditable et partagée. Ce commun numérique constitue aujourd’hui une source cartographique qui complète, contourne voire concurrence les données institutionnelles (celles des États, des collectivités) tout comme les données commerciales (celles des multinationales, des entreprises). À l’échelle mondiale, en proposant sur des pays faisant l’objet de peu d’investissem*nts des fournisseurs de données géographiques, OpenStreetMap fournit une ressource, a minima, qui peut permettre de combler à peu de frais le blanc des cartes. C’est ainsi qu’en juin2014, la société ESRI, leader mondial des systèmes d’information géographique, a annoncé utiliser ces données pour enrichir ses fonds de plan (BaseMaps) africains «appuyant ainsi les usages professionnels de la base de données OSM31». Trois services de fonds de plan prêt à l’emploi (fond topographique, fond routier, fond en niveau de gris) et trois services de toponymie (frontières et contours administratifs, réseau routier, réseau de transport) exploitent ainsi une douzaine d’objets OSM pour 42 pays d’Afrique où la couverture cartographique officielle est lacunaire.

8Cette montée en puissance d’OSM suscite l’intérêt de la communauté scientifique dont les travaux sur cet objet tendent à se développer rapidement depuis les années2010, à tel point que Sterling Quinn et Alan MacEachren vont jusqu’à parler d’«OpenStreetMap studies»32. Plusieurs chercheurs ont ainsi commenté la croissance du volume et l’évolution de cette base de données géographiques collaboratives en termes de précision et d’exhaustivité33. La confiance et la crédibilité des données ont été débattues dans différents contextes34. L’activité de cette carte en constante évolution donne lieu à de multiples développements méthodologiques pour tenter de capter les dynamiques de production. La communauté OSM regorge ainsi d’outils de monitoring. Les statistiques de la page wiki35 sont complétées par des tableaux de bord thématiques qui classent les contributeurs les plus actifs36, les mots-clés (tags) les plus utilisés pour marquer les objets géolocalisés37 ou encore l’activité des différents serveurs associés au projet38. Plusieurs interfaces de visualisation permettent aussi de suivre en quasi temps réel les modifications qui interviennent dans cette base de données planétaires, à grande échelle en zoomant sur les secteurs mis à jour39, à petite échelle en proposant un planisphère40 ou encore de manière artistique41. Cet arsenal d’outils pourrait paraître anecdotique. Bien au contraire, il me semble témoigner de l’importance accordée à la mise en avant des dynamiques de contribution à la fois pour motiver les troupes, mais aussi pour faire de la réactivité de la communauté, un argument d’autorité. C’est ainsi qu’en2017, tandis que j’étais invité à intervenir lors de la journée annuelle de l’association SIG-LR qui réunissait tous les géomaticiens de la région Languedoc-Roussillon, j’ai pu assister à une passe d’armes entre le Directeur général de l’IGN et le président d’OSM-France. Alors que l’institut national n’avait pas encore engagé son tournant vers les communs numériques et que son directeur défendait son modèle économique, l’importance de la qualité des données et de leur qualification par des professionnels, le Président d’OSM lui opposait le système d’auto-modération reposant sur une communauté à la croissance exponentielle, proche du terrain et hyper-réactive. Au moment de conclure, ce qui pour nombre d’observateurs s’est apparenté à un dialogue de sourds, le président d’OSM a projeté fièrement depuis son ordinateur sur l’écran géant de la salle l’un de ces tableaux de bord. La vision stroboscopique du balayage incessant de la carte en train de se mettre à jour accompagnée des chiffres du nombre de contributions réalisées pendant la durée du débat a été accueillie sous les applaudissem*nts de l’auditoire. Cinq ans plus tard, le nouveau directeur de l’IGN a lancé sa «fabrique des géo-communs» en2021 et souhaite s’inspirer d’OSM pour que l’institut fasse «sa révolution copernicienne de l’open data»42. D’autres organismes publics ont franchi le pas depuis bien longtemps comme l’Ordnance Survey en Angleterre ou Ressources Naturelles Canada. Ce ministère fédéral voué à la gestion des ressources naturelles utilise OSM comme un lanceur d’alerte pour l’actualisation de sa base de données CANVEC (ex-BNDT, Base nationale de Données topographique): un outil a été développé pour détecter les zones de fortes activités dans OSM et vérifier ces secteurs dans CANVEC, considérant qu’une activité forte des contributeurs amateurs sur certaines zones est le signal d’un potentiel changement de l’occupation des sols. À travers ces exemples (des tableaux de bord de la communauté aux outils de contrôle des instituts de cartographie), l’attention est donc portée essentiellement sur les zones de contribution. Les blancs d’OSM sont ignorés au profil d’une mise en valeur ou d’une surveillance des régions à forte activité. La tendance est la même du côté de la myriade d’outils que des chercheurs en visualisation de données et sciences de l’information géographique ont développés pour repérer les hotspots de la base. Par exemple, OSMatrix remplacé désormais par OSM History eXplorer43 utilise des cellules hexagonales pour agréger les métadonnées d’OSM (notamment la date de la dernière modification des objets, le nombre de points d’intérêt, etc.) et mettre en évidence les secteurs d’intenses activités44. Une série de services web interactifs45 ont également été développés par Pascal Neis pour offrir des cartes individuelles présentant des synthèses de l’activité de chaque contributeur. Avec des sites comme How did you contribute to OSM? et Your OSM heatmap l’analyse se focalise uniquement sur les zones qui concentrent le maximum de contributions, renvoyant dans le blanc de ces cartes personnelles les contributions ponctuelles. Pourtant, lorsque les motivations des contributeurs sont interrogées, les blancs des cartes apparaissent comme l’un des principaux leitmotive de la communauté.

Combler les blancs des cartes, principal leitmotiv des contributeurs d’OSM

Le passage du rien au plein

9La communauté croissante de cartographes qui alimente OpenStreetMap fait l’objet d’études diverses pour décrypter leurs motivations46. Le comblement des blancs des cartes apparaît alors au cœur de l’engagement des contributeurs de ce projet. Ainsi que le soulignent Jérôme Denis et Clément Marquet, «le projet s’organise précisément non pas à partir d’une volonté de traiter des données déjà-là, mais, au contraire, autour du constat de l’absence de données47». Une contributrice interrogée quelques mois après sa participation à un mapathon—i.e. un rassemblement virtuel pour cartographier un secteur spécifique—précise que c’est bien le passage du rien au plein qui motive et valorise son engagement.

Lorsque je participe à la cartographie d’une zone sans carte, c’est très valorisant, car on passe de “rien” à “une carte complète de la zone”. Je reviens aux origines du métier de cartographe. Et c’est un incroyable travail collaboratif d’une impressionnante rapidité. C’est également très émouvant de voir les tuiles d’OSM se mettre à jour et la zone peu à peu apparaître. Une contributrice interrogée sur sa participation à un mapathon sur Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane, le 14décembre 2020.

10Cet engagement suscité par le blanc de la carte peut, dans une certaine mesure, renvoyer au défi des explorateurs d’antan qui cherchaient à découvrir le Monde en dévoilant progressivement sa cartographie. Si le dévoilement est ici virtuel, il reste bien présent comme en témoigne cet autre contributeur, basé à Rennes et fier «d’avoir été le premier à taguer l’île d’Arros lorsque tous les médias en parlaient sans savoir où elle était localisée48». Cette caye des îles Amirande aux Échelles (figure5.1) a été au cœur de l’affaire Woerth-Bettencourt (soupçons de fraude fiscale) lorsque Patrice de Maistre, gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, a indiqué qu’elle était la propriété de la milliardaire via une acquisition douteuse contractée en 1999 par l’intermédiaire d’une société d’investissem*nt basée au Liechtenstein. Au-delà de l’anecdote, la dimension exploratoire et la logique de découverte restent des leitmotive des cartographes d’OSM. Elles peuvent cependant s’exprimer à d’autres échelles que dans la découverte de terres lointaines.

Figure5.1. L’île d’Arros, propriété supposée de Liliane Bétencourt.

Combler les déserts de données géographiques (1)

11Ainsi, dans une enquête réalisée en2016 auprès de 300 contributeurs actifs de la communauté française d’OSM, combinée à une demi-douzaine de focus groups, nous avions mis en évidence que le périmètre de prédilection d’arpentage des contributeurs lorsqu’ils débutent, est avant tout délimité par leur lieu de vie (personnel ou familial) et/ou leurs loisirs: c’est celui du quotidien ou celui du terrain de jeu. Deux motifs sont alors fréquemment évoqués pour justifier le changement de statut de l’utilisateur passif au contributeur actif: une volonté de mise en visibilité de lieux qui font sens ou le souhait d’apporter des corrections à des données erronées en arguant une forme de connaissance territoriale fine et actualisée. L’un des participants à notre enquête avait expliqué: «La carte de ma commune était blanche donc j’ai voulu remédier à ce problème49.» Deux types de pratiques de proximité peuvent alors être identifiés face à cette même volonté de remplir les vides. Un premier groupe de contributeurs cherche à compléter la carte autour de leur lieu de vie en élargissant progressivement leur centre d’intérêt par cercles concentriques: de leur rue à leur quartier, de leur quartier à leur ville. Le second groupe se focalise davantage sur des objets spécifiques dont il va chercher à produire un inventaire exhaustif: l’ensemble des arbres, des bancs publics, des fontaines d’eau, etc. Ces deux logiques de comblement, spatiale pour la première, et thématique pour la seconde, peuvent bien sûr se combiner. Elles reposent sur une pratique active du terrain, sur l’arpentage au quotidien d’espaces dont les contributeurs font le constat qu’ils sont peu ou mal cartographiés. La cartographie in situ est donc au cœur de l’initiative qui est régulièrement présentée comme devant s’appuyer sur une activité en extérieur et non sur des opérations de simples saisies informatiques sur ordinateur50.

De la vérité-terrain à la photo-vérité ou la présomption d’objectivité de l’image

12Il est ici frappant de souligner à quel point l’ancrage territorial des fourmis-cartographes, comme certains évangélistes51 d’OSM les appellent parfois, est sans cesse mis en avant pour justifier l’intérêt et la qualité des données de cette base collaborative52. Une géographie de plein vent qui prendrait ici le dessus sur une géographie de cabinet. Pourtant, l’importance du armchair mapping, cette cartographie dite «en fauteuil» qui se réalise à distance derrière son ordinateur, ne doit pas être sous-estimée. Lors de l’enquête de2016, les 300 répondants ont explicité leurs pratiques de contributions: les réponses mettent en évidence qu’une contribution sur deux se fait à distance, par photo-interprétation (30%), intégration de données libres dans la base (13%), validation des données (5%) ou ajout automatisé de contenu via un développement informatique (2%). Ces résultats ne préjugent pas de l’importance de ces modalités de production par rapport au volume de données présent dans la base, mais ils permettent de relativiser l’importance du terrain dans les pratiques routinières des contributeurs.

13Pour autant, le mythe de la vérité-terrain n’a pas disparu. Il semble juste s’être déplacé de l’arpentage in situ à la photographie aérienne53. La présomption d’objectivité de l’image rend ainsi caduque, pour nombre de géomaticiens, l’importance accordée au terrain. Les contributeurs d’OpenStreetMap n’échappent pas à cette tendance en considérant que la photographie aérienne permet de cartographier le visible et donc de produire une carte du «vrai» sans blanc. D’ailleurs si l’imagerie satellite est régulièrement utilisée sur des secteurs ne disposant pas de couverture photographique à jour, ils ont tendance à considérer inopérante la distinction entre ces deux types de support: dans tous les cas, elles renverraient à une pratique de photo-interprétation54. En affirmant cela, il rejette le principe de traitement automatisé des images satellites—pourtant utilisé comme nous le verrons en explorant le cas de l’Amazonie—pour ancrer résolument le projet sur l’arpentage manuel par un opérateur humain: que ce soit avec ses pieds sur le terrain ou avec sa souris sur une image. Le fantasme de l’exactitude référentielle des cartes se transforme donc ici en présomption d’objectivité des images. En effet, grâce à leur étonnante impression de réalité, à leur très grande ressemblance avec le réel, les photographies aériennes, comme désormais les images satellites, semblent un chemin bien moins abstrait que les cartes vers la connaissance des territoires. À première vue du moins…

14Dans sa réflexion sur le passage «du blanc des cartes au noir de la projection», Teresa de Castro a analysé le cinéma comme cartographie du monde. Son décryptage de l’effet d’autorité des images cinématographiques peut nous aider à déconstruire la puissance des images satellites et des photographies aériennes qui, elles aussi, ont tendance à faire oublier tous les choix techniques qui résultent de leur mise en scène: «Pendant longtemps, cette croyance en l’objectivité fera oublier tout le reste: la façon dont l’image montre (cadrage, longueur des plans, montage, etc.) et dont elle occulte. Placée sous le signe du visible, l’image cinématographique n’en est pas moins une question d’invisible, de ce qui reste hors cadre et de ce qui se profile hors champ, dans l’imagination du spectateur, comme un ailleurs symbolique55.» Roland Barthes a résumé ces éléments à propos de la photographie, dont il a formulé le principe d’interprétation (dans ses termes, le noème) le qualifiant d’intraitable. Intraitable, la photographie l’est en ce sens que «je ne puis jamais nier que la chose a été là56». Ainsi que l’évoque Henri Desbois: «les critiques des SIG qui s’en prenaient au positivisme reprochaient aux utilisateurs de ces systèmes d’entretenir la fiction trompeuse d’une représentation objective du monde à travers la technique. Le réalisme photographique des globes virtuels rend plus difficile et, probablement, plus nécessaire la déconstruction de l’objectivité de la représentation57».

15Mais, les images incorporent parfois en leur sein du blanc, celui des nuages qui les rendent inexploitables pour le photo-interprète. En Amazonie, la proximité avec l’équateur a pour conséquence un taux d’ennuagement particulièrement élevé. Produire une image du monde entièrement visible, vierge de tout nuage, «entièrement offert au voyeurisme spatial» selon la formule d’Henri Desbois58, est un véritable défi.

16Il pourrait paraître étonnant au lecteur qui parcourt ce chapitrequ’un système collaboratif et libre, donc a priori ouvert et transparent, puisse trouver sa place dans un ouvrage qui s’intéresse à l’opacité cartographique et aux boîtes noires algorithmiques. De fait, le projet OSM est au cœur d’un vaste réseau de sites Internet, de mailing-list, de pages wikis, de blogs, de statistiques, piloté par des instances de gouvernance mondiale en lien avec une multitude d’associations nationales et d’antennes régionales ou locales qui animent, chacune à leur échelon, des dizaines d’événements (conférences, formations, cartoparties, etc.). Mais c’est précisément parce que cet écosystème est foisonnant et que le système est ouvert à tous les volontaires qu’il peut, dans une certaine mesure, devenir opaque. Tenter d’en établir une carte d’identité est un véritable défi, car il oblige à faire face à un double effet boîte noire: d’abord, la masse et l’hétérogénéité des données sont telles que les modalités de production sont multiples et les intentionnalités des contributeurs variées; ensuite, si la contribution est libre et signée, l’usage de pseudonymes ne permet pas forcément d’identifier facilement les parties prenantes. C’est donc à une véritable enquête que nous invite OpenStreetMap dès lors qu’on souhaite en analyser le contenu dans une marge territoriale comme l’Amazonie.

Une appétence pour les grands espaces

17De nombreuses logiques de contribution reposent sur la proximité des espaces à cartographier comme nous venons de le mettre en évidence. Cependant, la disponibilité et l’usage croissant de photographies aériennes agissent aussi désormais comme un appel à la contribution sur les grands espaces. Définis précédemment (chapitre2) comme de vastes territoires à la démographie faible, isolés, contrôlés à distance par des centres politiques éloignés et où des groupes autochtones ont maintenu une présence effective, les grands espaces sont aussi des régions où la cartographie est défaillante. Face à leur morcellement et à une forme de délaissem*nt des États-nations, des communautés locales ou internationales s’activent pour cartographier ces déserts de données. De nombreux projets gravitant autour d’OpenStreetMap ont ainsi pour vocation de remplir ces zones blanches en incitant la communauté des néocartographes à se focaliser sur ces espaces.

Évaluer l’exhaustivité pour détecter des lieux obscurs

18À partir d’une méthode simple, pour ne pas dire simpliste, Pascal Neis propose le service Unmapped Places59 qui dresse la liste des lieux de vie non cartographiés. Son analyse porte uniquement sur le réseau routier: si dans un rayon de 700 mètres autour d’un lieu de vie (place) déjà présent dans OSM, aucune route n’est dessinée, il considère l’endroit comme «non cartographié». La société KONPUR, fournisseur de solutions géomatiques pour les autorités publiques et ONG engagées sur des fronts humanitaires, développe un autre service permettant d’apprécier différemment le contenu d’OpenStreetMap. Son tableau de bord Disaster Ninja60 pondère la densité des objets d’OSM avec la population à partir d’un maillage hexagonal (figure5.2). Les résultats servent, notamment, à calculer un indice de performance61 qui permet au Tasking Manager, un gestionnaire de tâches62 utilisé mondialement dans les projets d’aides humanitaires, de prioriser les zones d’intervention. OpenStreetMap Analytics63 est un troisième exemple d’interface de visualisation qui permet d’identifier les lacunes de la base collaborative. Via son service Gap Detection les densités d’éléments d’OSM sont comparées avec des données externes, pour mettre en exergue de potentiels manquements. Par exemple, le nombre de bâtiments est mis en correspondance avec la quantité de surface bâtie disponible dans le jeu de données Global Human Settlement Build-Up Grid64. Ce dernier, produit par le Joint Research Centre de la Commission européenne, est calculé à partir d’une classification automatisée d’images Landsat (1975, 1990,2000,2014). C’est donc ici une comparaison entre un zonage produit à partir d’images satellites et des relevés de bâtiment (par photo-interprétation, arpentage, intégration de données en libre accès) qui est opérée pour identifier des vides cartographiques et, in fine, inciter les contributeurs à s’intéresser à ces secteurs.

Figure5.2. Évaluer l’exhaustivité d’OpenStreetMap: le tableau de bord Ninja Disaster.

Combler les déserts de données géographiques (2)

19À l’image de ce dernier exemple, l’identification des blancs des cartes passe donc désormais par une évaluation de l’exhaustivité des bases de données qui peut être mesurée en fonction d’un jeu de données de référence65. L’évaluation est donc relative66 et bien souvent réduite à un extrait comme en2010, quand Haklay propose de mesurer l’exhaustivité d’OSM autour de l’Angleterre en appliquant une méthode par sondage sur de petites zones dans l’emprise du pays et d’une plus large autour de Londres67. L’échantillonnage est aussi thématique puisqu’on mesure bien souvent l’exhaustivité pour un type d’objet particulier. Dans le cas de Haklay, seul un calcul sur la longueur totale des routes dans chaque zone d’étude est réalisé. Le géographe anglais mobilise alors ses mesures d’exhaustivité comme un indicateur de justice sociale. Rappelant l’engagement des instituts nationaux de cartographie à fournir une couverture complète du pays, indépendamment de l’isolement d’un lieu ou de la situation socio-économique de ses habitants, il considère que, face à la forte hétérogénéité spatiale qu’il met en évidence, le projet OpenStreetMap ne peut être considéré comme inclusif. Les lieux socialement marginaux semblent oubliés. En2012, Goodchild et Li rejoignent l’inquiétude exprimée par Haklay relative au risque d’injustice sociale suite à une contribution motivée par le seul intérêt personnel des contributeurs. Ils qualifient certains lieux comme «obscurs» aux yeux des contributeurs. Peu peuplés, ils ne sont pas connus dans l’histoire et ne présentent pas d’objets géographiques qui seraient stimulants pour les contributeurs d’OSM. De ce fait et selon eux, ces «lieux de l’ombre68» démontrent que la Loi de Linus69 n’est pas applicable à ce projet. Ce constat a incité des contributeurs à tenter d’attirer l’attention de la communauté sur les grands espaces en développant des projets pour que ces marges territoriales ne soient plus des marges cartographiques. En particulier dans le domaine de l’action humanitaire, des programmes d’animations spécifiques ont été initiés autour d’OSM pour impulser des dynamiques cartographiques dans des zones considérées comme délaissées. C’est le cas de Audacious Project70, porté par la Humanitarian OpenStreetMap Team dont l’objectif est de «mettre 1milliard d’humains sur la carte» d’ici2025 grâce à la création de hubs régionaux de cartographes. 94 pays ont été priorisés pour ce travail (en fonction des risques de catastrophes naturelles et des niveaux de pauvreté)71. Au-delà de ces actions humanitaires, d’autres initiatives voient le jour pour tenter de combler les blancs des cartes des grands espaces, en particulier en Amazonie.

«Vamos mapear la Amazonia

20Le projet Mapazonia est né de la volonté de contributeurs d’Amérique latine, d’améliorer la cartographie de l’Amazonie. L’ambition peut sembler démesurée tant le territoire concerné est vaste (plus de 5,5millions de km2) et morcelé entre neuf États-nations (Brésil, Pérou, Bolivie, Colombie, Équateur, Venezuela, Guyana, Surinam et France) dont les modalités de production et de diffusion de l’information géographique sont loin d’être hom*ogènes. L’initiative a débuté lors de l’événement AbreLatAm ConDatos, qui s’est tenu à Mexico en octobre2014. Tous les ans depuis201372, cette manifestation allie conférences et ateliers dédiés aux données ouvertes en Amérique latine et dans les Caraïbes. Véritable point de rencontre international qui réunit des consultants, des fonctionnaires, des membres de la société civile et des journalistes, AbreLatAm ConDatos vise à concevoir des stratégies de plaidoyer pour la publication et l’utilisation des données ouvertes. C’est lors de la deuxième édition que des communautés OpenStreetMap de Colombie, du Mexique, du Brésil, de Bolivie, du Nicaragua, du Chili et d’Argentine se sont réunies pour la première fois et ont commencé à dessiner les contours d’un projet global de cartographie à l’échelle de l’Amazonie. Un mois plus tard lors de la huitième conférence annuelle State of The Map, qui a réuni la communauté mondiale en Argentine, à Buenos Aires du 7 au 9novembre 2014, le projet s’est précisé et a été officiellement présenté. Les objectifs affichés alors sont relativement flous: «Le projet est une initiative de la communauté latino-américaine d’OpenStreetMap, dont l’objectif est de réaliser des cartographies à l’initiative du public sur les terres et les problèmes communs de la région73.» Un peu plus loin sur la même page, le périmètre thématique se précise tout de même: «Notre objectif principal est d’améliorer la carte avec les géométries de chaque rivière et des routes74.» Et de fait, c’est effectivement ces deux types de voies de communication qui sont au cœur des objectifs de Mapazonia.

21Une exploration des archives de la mailing-list [talk-latam]75 permet alors de comprendre comment ces objectifs se sont affinés et comment les procédures cartographiques ont été définies. Il s’agit pour l’essentiel d’une négociation à distance—via une mailing-list—des objets à cartographier et des méthodes à mobiliser, elles aussi à distance puisqu’aucune pratique du terrain n’y est évoquée. Un développeur brésilien Vitor George poste un premier message intitulé «Vamos mapear la Amazonia?», le 13novembre 2014 (figure5.3-haut). S’en suivront des dizaines de réponses enthousiastes en provenance de Colombie, de Bolivie, du Pérou, du Chili, etc. Rapidement s’ouvrent des débats sur les entités à cartographier, les territoires à couvrir en priorité, les sources à utiliser ou encore les niveaux de détails à atteindre. Par exemple, Marco Antonio Frías, développeur dans le HackLab de Cochabamba, membre de la communauté bolivienne d’OSM et l’un des leaders du projet Mapazonia, répond (figure5.3-bas) en expliquant que le projet devrait cartographier le réseau hydrographique en traçant la géométrie des cours d’eau, mais aussi celle des berges et en repérant les ponts et sens d’écoulement des rivières. Il propose également de renseigner les plantations et la forêt en privilégiant l’imagerie satellite (Digital Globes), mais aussi les archives officielles. S’engagent à sa suite plusieurs débats en parallèle sur les traductions et spécificités à envisager pour ce territoire, sur les ambitions du projet ainsi que sur les sources. Pour ces dernières, il s’agit d’une part de s’assurer que les données officielles sont ouvertes. Or, en Bolivie, en Argentine ou au Brésil, pour ne prendre que ces trois exemples76, les politiques en matière d’open data sont à des stades d’avancement différents. Ces sources sont alors recensées sur une page web, comme par exemple, la Mapa de Setores Rurais de l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) qui fournit une localisation officielle des toponymes. Très vite (deux mois après les premiers échanges), le nom de domaine mapazonia.org est enregistré et un site web créé pour formaliser et rendre visible le projet, à l’initiative d’un contributeur argentin: «Plusieurs de mes interlocuteurs m’ont demandé si nous avions un site web, alors j’ai décidé de le mettre en place. Il semble qu’il soit important de disposer d’un lieu de référence clair, afin que chacun puisse voir de quoi il s’agit et qui est derrière. En d’autres termes, pour donner un peu plus de visibilité et pour “l’institutionnaliser”77 La cartographie peut alors se mettre en place.

Figure5.3.Lancement du projet Mapazonia.

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22Le système utilise le Tasking Manager, déjà évoqué précédemment78 pour simplifier la coordination décentralisée des tâches de cartographie (figure5.4). Ce gestionnaire permet, en effet, à des administrateurs de définir des zones d’intérêt et de déléguer la réalisation du travail de tâches cartographiques aux contributeurs. Le système propose une grille qui couvre la zone d’intérêt. Les contributeurs peuvent sélectionner et réserver une dalle sur laquelle ils souhaitent travailler. Une fois leurs tâches terminées, ils changent le statut de leur dalle pour la faire apparaître comme «accomplie». Des contributeurs experts peuvent ensuite prendre le relais pour «valider» et «fermer» la dalle. Une équipe de plusieurs personnes peut ainsi travailler conjointement pour cartographier l’ensemble de la grille79. Dans le cadre du projet Mapazonia, l’Amazonie est quadrillée en des dizaines de dalles qui peuvent elles-mêmes être subdivisées. La taille de la maille est choisie sur la base d’une estimation du temps de travail: pour motiver les troupes, inciter les contributeurs à passer une heure par maille semble être un maximum. Des dalles prioritaires sont identifiées pour guider les contributeurs. Au lancement du projet, le sous-bassin de la rivière Acre en Bolivie, le bassin de la rivière Xingu au Brésil et divers bassins en Colombie sont considérés comme prioritaires (figure5.5-haut). Rapidement, des zones transfrontalières ne manquent pas de soulever quelques difficultés. Alex Barth, un cartographe américain travaillant pour la société Mapbox, met en évidence des problèmes dans le tracé de la frontière autour de la trijonction de Bolpebra80, le long de la rivière Acre, entre Bolivie et Brésil et de la rivière Yaberija entre Bolivie et Pérou. Ce secteur a fait l’objet au début du xxe siècle d’un conflit frontalier: la guerre de l’Acre. L’enjeu était le contrôle d’un territoire riche en hévéas et en or. Le Brésil sortit vainqueur du conflit et par le traité de Petrópolis (1903), l’Acre devint officiellement un des États du Brésil. Tout en insistant sur l’importance d’en revenir aux traités officiels, les contributeurs échangent des liens vers des pages Wikipédia. Si l’encyclopédie en ligne est, aux yeux du cartographe américain, une source d’autorité, un contributeur bolivien souligne l’importance d’en revenir aux traités officiels, car «Ici en Bolivie, c’est très imprécis ce qu’indique Wikipédia81». De fait, le tracé frontalier au punto tripartito apparaît sur OpenStreetMap comme relativement approximatif (figure5.5-bas).

Figure5.4. Tasking manager: le gestionnaire de tâches cartographiques utilisé par Mapazonia.

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Figure5.5. Le point de trijonction de Bolpebra (Bolivie/Pérou/Brésil).

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23Plus tard, c’est le zèle de certains contributeurs qui souhaitent cartographier de manière détaillée «leur» dalle plutôt que de ne travailler que sur un ou deux objets à l’échelle du massif amazonien, qui soulève des débats. Il y a là deux logiques de contributions qui témoignent de centres d’intérêt et in fine de pratiques de cartographie différentes: une vision descendante envisage une cartographie à une petite échelle sur une large zone autour de quelques enjeux clés avant d’affiner progressivement le travail; elle s’oppose à une vision ascendante où la photo-interprétation tente de se faire la plus précise possible à grande échelle sur de petit* secteurs avant de s’étendre sur d’autres zones. L’effet de mosaïquage qui résulte de cette deuxième approche est visible dans OpenStreetMap (figure5.6). Le carroyage mis en place pour répartir le travail au sein de Mapazonia apparaît alors comme une sorte d’aspirateur à contenu cartographique qui, en concentrant l’attention des contributeurs, semble vider le reste du territoire. Par un jeu de contraste, les blancs de ces cartes n’en sont que plus saisissants, aujourd’hui encore. Car, en effet, le projet s’est rapidement essoufflé et le morcellement des initiatives est toujours visible. Cinq ans après son lancement, le site Internet est hors service et le nom de domaine est à vendre. Malgré l’intérêt médiatique qu’a suscité le projet et malgré la capacité qu’offre OSM pour produire des données à distance, Marco Antonio Frías explique cet arrêt, acté en2016, par le manque d’implication des populations locales: «Nous n’avons pas réussi à mobiliser et à motiver les populations locales et les personnes vivant dans ces lieux82.» Vitor George, à l’initiative du tout premier message sur la liste de diffusion, confirme ce constat d’un projet un peu hors-sol: «Nous avons créé ces fronts de cartographie dans des zones sensibles, mais il n’y avait pas d’organisations agissant localement pour indiquer quel type de données est le plus utile ou les zones où il y avait le plus d’intérêt83.» De fait, si les réponses enthousiastes à l’appel initial ont été nombreuses, aucune n’a semblé provenir du massif amazonien. Pour autant, l’Amazonie sur OpenStreetMap n’est pas véritablement rejetée dans le vide cartographique, car un subtil bricolage dans les données permet d’éviter tout blanc sur la carte.

Figure5.6.Effets de mosaïquage des contributions ponctuelles issues du projet Mapazonia.

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Quand le par défaut devient fond de carte, le blanc disparaît des grands espaces

24On l’a évoqué précédemment, le cœur d’OpenStreetMap n’est pas tant sa carte mondiale que sa base de données: ce sont les objets intégrés dans cette base qui permettent ensuite de produire des géovisualisations statiques ou dynamiques dont le contenu et la sémiologie peuvent varier en fonction des objectifs de leurs auteurs. Des feuilles de styles peuvent alors être appliquées pour proposer des rendus normalisés. On retrouve cette séparation du contenu et du contenant dans les éditeurs de pages web qui permettent de séparer le document (en format XML, par exemple) de sa présentation (défini par une feuille de style CSS, par exemple). En géomatique, ce mode de fonctionnement est classique, chaque calque s’affichant dans un SIG est ainsi composé d’un ensemble de fichiers intégrant la géométrie des objets (.shx), leurs attributs (.dbf), leurs projections (.prj) et leur style graphique (.qml). En ligne, les services web géographiques fonctionnent selon ces mêmes principes: à un service web de données vectorielles WFS (web feature service) peut être associé un schéma de description du style des couches cartographiques SLD (styled layer descriptor) qui définira que l’objet X doit être représenté selon tel symbole de telle couleur à telle échelle.

25Pour OpenStreetMap, le style cartographique standard est essentiel, car il est proposé par défaut sur le site web du projet qui reste, aujourd’hui encore, la porte d’accès principale à ces données. On le retrouve, par ailleurs, dans toutes les réutilisations par défaut des applications cartographiques en ligne qui intègre OpenStreetMap comme fond de carte. Il est, enfin, bien souvent embarqué avec les données lorsqu’elles sont téléchargées pour être exploitées sur un logiciel SIG. Bien que les contributeurs d’OSM insistent sur le fait que le projet est une base de données bien plus qu’une carte, l’usage de la feuille de style disponible par défaut est crucial, car il est synonyme de fond de carte pour l’essentiel des applications qui le réutilise. Or, comme support graphique incontournable de toute représentation cartographique, le fond de carte à un statut paradoxal: il a un rôle majeur puisqu’il va contraindre toute la suite des opérations, mais il peut aussi être considéré comme un impensé, tant sa duplication est commune et trop rarement interrogée. En fixant le contenant de l’information géographique représenté, le fond de carte impose une projection, une orientation, une sélection des choix qui vont définir la situation géographique84. En ce sens, le fond de carte peut apparaître comme «une arme de contextualisation géographique85» qui participe subrepticement au formatage de nos visions du Monde. À ce titre, les fonds de carte sont éminemment politiques86.

26Une exploration du dépôt github87 où est gérée la feuille de style CartoCSS utilisée par défaut dans OpenStreetMap permet d’étudier les choix de rendus graphiques visualisés par des millions d’utilisateurs88. L’autorité de cette feuille de style est reconnue par ces concepteurs lorsqu’ils décrivent les principaux objectifs du projet: «It’s a major part of the public face of OpenStreetMap, for many people the map on osm.org rendered with this style is OpenStreetMap89» (figure5.7). Les principaux objectifs peuvent alors apparaître contradictoires: le style cartographique doit contribuer à normaliser la présentation des données tout en montrant la diversité de la communauté OSM; il doit veiller à la lisibilité et la clarté de la carte tout en reflétant la richesse des données produites; il a vocation à être simple et à faciliter la compréhension de tous tout en étant au service des cartographes pour encourager leurs contributions.

Figure5.7.Extrait de la description du projet OpenStreetMap-Carto pour définir la feuille de style par défaut CartoCSS.

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27De plus, s’il est possible de personnaliser cette feuille de style pour blanchir la carte (figure5.8), l’inspection de CartoCSS permet de comprendre que le vide cartographique n’existe pas dans OpenStreetMap. La sélection des 7,4milliards d’objets90 a tendance à saturer la carte de contenus, dont les mises à jour en continu alimentent l’idée d’un déluge de données91. La couverture cartographique d’OSM est pourtant loin d’être hom*ogène et si des déserts de données demeurent, le vide n’existe pas, car il est systématiquement comblé. Remonter dans l’arborescence du répertoire où sont déposés les différents codes qui se combinent pour créer la feuille de style permet en effet de mettre en évidence que des données externes sont appelées. Le fichier install.md qui décrit la procédure de configuration de la feuille de style explique ainsi que des couches SIG (fichiers SHP) extérieures à OSM doivent être téléchargées pour mener à bien la configuration. C’est le script en Python get-external-data.py (figure5.9a) qui exécute cette tâche. Celui-ci (figure5.9b) indique dans ses commentaires qu’il a pour objet de charger des données «quasi statiques» [02] et fait appel au script external-data [145][146]. Le code de ce script, au format YML (figure5.9c) charge ce que les contributeurs d’OpenStreetMap appellent la «couche 0» d’OSM, à savoir des données extérieures, non produites par les contributeurs du système collaboratif, qui fournissent un référentiel planétaire permettant d’éviter le moindre blanc sur la carte. Cinq couches du référentiel National Earth sont alors chargées: les étendues d’eau avec une géographie simplifiée [08-23] et standard [24-35], les contours [48-61] et polygones [36-47] délimitant l’Antarctique et enfin les limites administratives [63-81]. Natural Earth est une base de données géographiques vectorielles couvrant l’ensemble de la planète, accessible en ligne92 et libre de droits. Soutenue par la North American Cartographic Information Society (NACIS), elle fournit des données aux 1:10000000, 1:50000000 et 1:110000000. Les limites administratives appelées pour alimenter le fonds de plan d’OpenStreetMap correspondent à l’échelle la plus précise (1:10000000) et aux frontières terrestres de niveau 0 (ne110madmin0boundarylinesland). Alors qu’on estime que 65% des États connaissent des conflits frontaliers93, le choix d’adopter un tel référentiel n’est pas neutre. Natural Earth mentionne deux sources principales pour les frontières terrestres: les données de l’International Boundaries Research Unit de l’Université de Durham et la base de données World Factbook Boundary de la CIA. Et les métadonnées de Natural Earth de préciser: «Natural Earth trace les frontières des États souverains en fonction de leur statut de facto plutôt que de jure (i.e. «de droit»). Nous montrons qui contrôle réellement la situation sur le terrain, car il s’avère que les lois varient d’un pays à l’autre et que les pays ne sont que vaguement liés par le droit international dans leurs relations mutuelles. Si notre politique de facto ne plaît pas à tout le monde, elle est rigoureuse et cohérente94». Les propriétés associées à chaque tracé de frontières indiquent si celui-ci est contesté et les tracés alternatifs, ou du moins les tracés alternatifs reconnus dans la base de la CIA, sont également disponibles et indiqués comme tel. Une codification distingue 272 «codes de niveau «pays» et 103 codes de niveau «territoires contestés». L’influence de la base de données de la CIA qui dénombre 262 entrées peut alors être mise en évidence: les 272 codes de «niveau pays» de Natural Earth sont en effet à comparer avec les 193 États membres officiels de l’ONU, les 164 États membres de l’Organisation mondiale du commerce, les 189 de la Banque mondiale ou encore les206 du Comité international olympique. À partir de la version 5 (décembre2021), des attributs baptisés Point of View (POV) permettent d’afficher les données selon le point de vue de 31 pays ou organisations différents95. L’effort est louable, mais paraît bien limité quand 126 pays ont un différend frontalier (idem). Ainsi, un coup d’œil sur les frontières de la Guyane française permet d’apprécier les limites de l’exercice (figure5.10). Si le statut du Haut Maroni, objet d’un conflit frontalier entre la France et le Surinam, a déjà été évoqué précédemment (chapitre4), est bien signalé comme «Disputed Boundary» dans la classification générale, on constate, d’une part, qu’aucun tracé alternatif n’est disponible (l’option retenue par le Surinam est donc inexistante) et, d’autre part, les 31 points de vue retenus s’alignent tous sur la même position! Il ne s’agit pas de remettre en cause ces positions, mais bien ici de souligner que la pluralité des points de vue est toute relative… D’ailleurs, sur le fond de carte par défaut d’OpenStreetMap, les nuances ont disparu: un seul tracé apparaît sans équivoque. Ces données externes qui comblent le blanc de la carte en fournissant une «couche 0» sont donc éminemment politiques. Une immersion à plus grande échelle dans le projet OpenStreetMap, ses données et ses contributeurs en Guyane, permet d’entrevoir d’autres enjeux politiques au comblement des blancs de ce système de cartographie collaborative.

Figure5.8. Blanchir OpenStreetMap.

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Figure5.9. Extraits des descripteurs et des scripts permettant de configurer la feuille de style CartoCSS utilisée, par défaut, pour visualiser les données d’OpenStreetMap.

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Figure5.10. Statuts de la frontière entre France et Surinam dans la base Natural Earth.

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28Une immersion dans le contenu de la base de données OSM en Guyane, couplée à des observations participantes lors de journées d’étude, de réunions de travail, de cartoparties, elles-mêmes complétées par des entretiens répétés avec des contributeurs à Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, mais aussi à Chambéry, Pau ou Montréal m’ont permis de mieux cerner la diversité des profils, la variété des pratiques et in fine les multiples valeurs d’engagement qui accompagnent la montée en puissance de cette cartographie collaborative. L’alimentation d’OpenStreetMap en Guyane est le fruit d’une convergence d’intérêts individuels épars, mais qui avaient tous, pour point de départ, une frustration face aux blancs nombreux des cartes disponibles sur le territoire. Alors qu’en France hexagonale, le développement d’une communauté de contributeurs s’est intensifié à partir de2010—les actions de cartographie à distance lors du tremblement de terre d’Haïti ayant donné un écho médiatique sans précédent—ce sont essentiellement des initiatives locales non coordonnées qui ont contribué au projet en Guyane jusqu’à la création d’une association OSM-Guyane en2019.

Combler les vides, la frustration des «métros» aux origines d’OpenStreetMap en Guyane

29Les premiers profils identifiés, au début des années2010, sont alors peu diversifiés: il s’agit essentiellement de jeunes métropolitains installés temporairement en Guyane, souvent dans le cadre d’une de leurs premières expériences professionnelles qui, constatant leur difficulté à trouver des sources cartographiques susceptibles de les aider dans leur découverte du pays, décident de produire leur propre carte. Les premiers objets cartographiés sont alors le reflet de leurs centres d’intérêt et de leurs aires d’influence. La cartographie de la presqu’île de Cayenne se densifie progressivement. Des contributeurs comme Daamien96 se concentrent sur l’odonymie et les commerces, d’autres s’intéressent aux pistes cyclables. Petit à petit, les contributions sortent de Cayenne et on voit apparaître quelques hauts lieux touristiques du littoral. Des chemins de randonnée font ainsi leur apparition. Par exemple, Kassoumey a cartographié par photo-interprétation en2013, le sentier, réhabilité un an plus tôt par le Conservatoire du Littoral, qui parcourt les vestiges du bagne des Annamites installé en 1930 pour développer la région de l’Inini et qui «accueillit» plus de 500 prisonniers indochinois, venus de Saïgon ou d’Hanoï, condamnés aux travaux forcés et surveillés par des tirailleurs sénégalais (figure5.11a). Les relevés GPS constituent alors bien souvent la source principale de ces cartographies comme dans le cas de l’intégration par Didier973 des traces de son parcours entre la rivière Matarony et la Savane Roche Virginie, un inselberg dans la forêt domaniale de Régina offrant une vue panoramique exceptionnelle entre affleurement rocheux et canopée (figure5.11b). L’intérieur de la Guyane est peu renseigné à l’exception des sites touristiques accessibles comme Saül. Située au cœur du Parc amazonien, cette bourgade, créée lors de l’arrivée des populations originaires des Antilles et principalement de Sainte-Lucie, lors de la deuxième ruée vers l’or qui atteignit la région du Haut-Approuague et de la Haute Mana à la fin du xixe siècle, dispose d’une liaison aérienne régulière avec Cayenne. Elle est très prisée des randonneurs et des scientifiques et sa cartographie dans OpenStreetMap est remarquable (figure5.12).

Figure5.11a. Sentier des vestiges du bagne des Annamites cartographié dans OSM.

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Figure5.11b.Sentier de la Savane Roche-Virginie cartographié dans OSM: de l’inselberg (photo) à la rivière Matarony.

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Figure5.12. Reconversion d’un sentier de garimpeiros en sentier de randonnée aux alentours de Saül.

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Cartographier les pistes, OpenStreetMap pris dans le chassé-croisé entre formel et informel

30Au milieu de ces premières contributions essentiellement urbaines et touristiques, à la fois très concentrées spatialement (autour du littoral et de sites facilement accessibles) et temporellement (de nombreux contributeurs ne cartographient la Guyane que pendant deux à trois ans à l’image du turn-over important qui caractérise le territoire), les traces d’Awalé sont atypiques. Installé en Guyane depuis plus de vingt ans, ce passionné de rallye 4x4 est lui aussi parti du constat d’un manque de données sur le territoire. «Sans rien y connaître à la cartographie97», il a décidé de faire ses propres traces GPS et de les mettre à disposition. Informaticien, sensible aux enjeux des communs numériques, il a fait rapidement le choix de diffuser ses parcours «sur des sites spécialisés et sur OpenStreetMap pour que ça touche plus de monde98». Et de fait, ses contributions ont vite été remarquées, notamment par l’Office national des forêts (ONF) qui a vu d’un très mauvais œil qu’on communique sur l’existence, dans le domaine forestier permanent99, de pistes dont le statut est parfois flou.

31En effet, dès le xixe siècle, le développement des prospections d’or dans l’intérieur de la Guyane a entraîné l’apparition d’un réseau de communication permettant d’approvisionner les placers. Celui-ci utilisait les cours d’eau, mais aussi de nombreux chemins parcourus à pied ou en mule. La plupart de ces chemins n’avaient pas d’existence aux yeux de l’administration, mais ils étaient pourtant là (et on savait les trouver pour les voyages techniques des ingénieurs ou pour les expéditions des militaires). Ce réseau informel de communication permet aujourd’hui de comprendre l’emplacement de quelques hameaux, liés au contournement d’obstacles ou à la nécessité de se ravitailler en cours de chemin. La plupart de ces itinéraires ont disparu avec l’abandon progressif de l’intérieur de la Guyane par les orpailleurs après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, avec l’entrée plus récente des garimpeiros brésiliens, un phénomène analogue s’est produit, dans des proportions bien plus grandes. En effet, substituant les quads motorisés aux mules et les tronçonneuses aux sabres d’abattis, ces orpailleurs ont une capacité bien plus importante pour ouvrir de nouvelles voies. Ils multiplient donc les itinéraires, créant un écheveau extrêmement dense de pistes et de layons, invisible depuis le dessus de la canopée, mais pourtant omniprésent dans toutes les zones touchées par l’exploitation aurifère100. Récents ou anciens, la plupart de ces layons disparaissent graduellement101 lorsqu’ils ne sont plus utilisés. Certains, toutefois, peuvent reprendre du service pour de nouvelles finalités. Le caractère structurant à long terme de ces itinéraires pour le territoire devient alors particulièrement patent102. Par exemple, autour de Saül, le Parc amazonien de Guyane a réactivé des sentiers datant du premier cycle de l’orpaillage pour en faire des chemins de randonnée (figure5.12). Un autre exemple peut être identifié en observant les forces engagées dans l’opération Harpie qui utilisent aussi ces voies afin de mener leurs patrouilles, allant dans certains cas jusqu’à rouvrir des voies de quad créées par les logisticiens de l’orpaillage afin de pouvoir se déplacer rapidement en direction de zones d’intérêt. De même, le développement d’activités minières autorisées par l’État a parfois nécessité l’ouverture de voies d’accès pour acheminer le matériel lourd. On peut citer par exemple la piste Paul Isnard créée au début des années1980 (en reprenant un chemin muletier qui existait depuis le premier cycle de l’or, pour celui du site de la crique Lézard) ou bien encore la piste Bélizon, créée à l’instigation du Bureau minier de Guyane (BMG), qui souhaitait développer le site de Saül et avait besoin d’y développer un aérodrome. Ouverte au début des années1950, celle-ci a vu l’installation de nouveaux hameaux de baraquements pour appuyer les travaux du BMG103. Ils ne survivront pas très longtemps, au contraire de la toponymie circonstancielle inventée pour l’occasion: Domrémy, Venise, La Panne, Bamboula intégrant peu à peu les cartes de l’IGN, une fois de plus au détriment d’un savoir autochtone antérieur invisibilisé.

32Ces pistes n’ont pas été créées initialement pour être pérennes. Elles n’ont donc jamais été officialisées par l’administration comme des voies de communication. Pour autant, une fois percé, leur tracé a perduré dans la forêt. Elles ont pu être utilisées de nouveau par les opérateurs miniers afin d’acheminer plus de matériel et, pour certaines, elles ont pu être ensuite récupérées par les orpailleurs pour leur propre profit. Les garimpeiros se servent donc de pistes censées ne pas exister, mais dont l’ouverture a cependant été autorisée par l’administration. Ce fut le cas sur le premier tronçon de la piste Bélizon ou sur la piste Paul Isnard, avant que chacune ne soit barrée par un poste de contrôle de la gendarmerie. Mais le chassé-croisé entre le formel et l’informel ne s’arrête pas ici. La piste Bélizon a ainsi été rouverte en2018 afin de passer du matériel pour agrandir l’aéroport de Saül. À cette occasion, le président de la Collectivité territoriale de Guyane de l’époque, Rodolphe Alexandre, a accompagné la fin du voyage et déclaré aux habitants de Saül qu’il ne tenait plus qu’à eux de revendiquer l’officialisation de cette voie par les autorités de l’État, prélude à un asphaltage pour lui inéluctable. Pour le moment rien n’a encore été fait en ce sens, si bien que la piste demeure officieuse. Cela n’a pas empêché des convois miniers destinés au site de Repentir de l’utiliser en2020 et2021, dans des conditions de légalité contestables…

33Que doit faire alors le contributeur d’OpenStreetMap face à ce ballet incessant entre l’existence de fait des infrastructures et l’absence de reconnaissance formelle, entre discours officiels et usages officieux. Dans le cas d’Awalé, il m’explique lors de notre entretien «ne pas avoir connaissance de ces enjeux», se considère «protégé par son pseudo»104, mais reconnaît, quelques mois après notre premier entretien, «avoir décidé de concentrer ses contributions sur les rallyes qu’il organise ailleurs dans les Guyanes: au Surinam notamment…105».

Cartographier des bassins de vie, OpenStreetMap pour dépasser les frontières

34Les motivations et pratiques de Benoit Van Gastel, impliqué plus récemment dans le projet, permettent de mettre en évidence un autre profil de contributeurs. Délégué territorial à la coopération transfrontalière de l’Agence régionale de la santé (ARS), Benoit a toujours été attiré par la cartographie, sans en faire pour autant son métier et sans y avoir été formé puisqu’il a suivi un cursus à l’École des Hautes Études en Santé publique doublé d’un Master en Santé publique internationale. «Fasciné par les photographies aériennes, attiré par le Libre et convaincu de l’intérêt du participatif106», il a découvert qu’OpenStreetMap pouvait être une ressource clé pour sa mission professionnelle. En effet, au sein de l’ARS de Guyane, il pilote la coordination transfrontalière et a mis en œuvre un projet pour doter les Centres de santé de cartes topographiques de leur bassin de vie afin de faciliter les interventions de terrain et de gestion en santé et en prévention. Or, le bassin de vie des populations des fleuves frontaliers est binational. Sur l’Oyapock, par exemple, des flux quotidiens de pirogues traversent le fleuve et même lorsque la frontière a été officiellement fermée au plus fort de la crise sanitaire de Covid-19, des mobilités discrètes persistent107. Aussi, lorsqu’il s’agit de réfléchir au système sanitaire en lien avec les bassins de vie des bénéficiaires des structures de soins et de prévention, il est indispensable de sortir des cadres nationaux, de travailler de part et d’autre des deux rives du fleuve et donc de regarder à la fois dans le blanc des cartes brésiliennes et dans le blanc des cartes françaises. C’est donc le besoin de production d’une carte transfrontalière avec comme points d’intérêt les structures de soins et de prévention françaises et brésiliennes qui a convaincu Benoit de se tourner vers OpenStreetMap. Il convient, cependant, qu’il n’a pas été facile de faire accepter au sein de son établissem*nt l’idée que des données de santé puissent être modifiables par tous. Par ailleurs, s’il a le sentiment que ce travail «répond pleinement à des enjeux d’intérêt public et qu’il est donc légitime d’en faire un commun108», il reconnaît que son implication est à l’intersection entre mission professionnelle et passe-temps personnel. «Je joue sur les deux cartes109», explique-t-il. Ses contacts professionnels lui permettent de récupérer des répertoires de structures de santé, de passer des coups de fil aux bonnes personnes et ses nombreuses missions de terrain constituent une opportunité pour prendre des photographies et pour géolocaliser des établissem*nts. Mais c’est sur son temps personnel qu’il effectue le travail d’intégration des données (relevés GPS, saisie d’attributs), voire de photo-interprétation à partir des images aériennes disponibles.

35Avec l’appui de l’Agence d’urbanisme de Guyane (AUDeG) qui a assuré la mise en page cartographique, des posters ont pu être réalisés et imprimés à une centaine d’exemplaires (figure5.13). Ils sont désormais affichés dans tous les dispensaires et centres de santé et facilitent le dialogue avec les patients à la fois pour savoir d’où ils viennent et assurer ainsi une veille sanitaire, mais aussi pour les orienter, car ils n’ont pas une connaissance exhaustive de l’offre de soin disponible en France et au Brésil. Ces cartes murales semblent pleinement intégrées dans les routines des infirmiers et médecins des deux pays. Les données ont également été mises à disposition dans plusieurs formats (cartes mises en page en .PDF, couches SIG en .SHP, coordonnées géographiques en .GPX) pour faciliter leur réutilisation dans différents contextes. Elles servent de base de discussion pour les plans de coopération transfrontalière en cas de crise sanitaire actuellement en cours de définition entre la France et le Brésil. Par exemple, la détection de cas de rougeoles dans des bassins de vie transfrontaliers nécessite une forte réactivité pour lancer des campagnes de vaccination coordonnées entre les deux pays. Ces cartes constituent alors des supports précieux pour signaler, localiser et agir.

Figure5.13. Cartographie transfrontalière des services de santé.

Combler les déserts de données géographiques (14)

36Finalement, Benoit Van Gastel peut, à lui seul, illustrer l’hybridation des profils de contributeurs associés au développement de l’information géographique volontaire, tel qu’évoqué précédemment (chapitre2): il est à la fois amateur et professionnel, producteur et utilisateur au croisem*nt des proam et des produser! En partance pour la France hexagonale, après douze ans en Guyane et cinq ans de contributions dans OpenStreetMap, l’enjeu pour lui est désormais de faire vivre ces données. Si le système permet à tout un chacun de compléter ou d’actualiser l’existant, il reste à trouver des volontaires. Deux pistes sont alors envisagées. D’abord, la poursuite à distance de son implication. La cartographie collaborative est ainsi une façon de manifester, même à des milliers de kilomètres, son attachement à un territoire. Ensuite, l’activation d’une communauté locale qui pourra prendre le relais. La création de l’association OSM-Guyane pourrait alors servir de facilitateur.

Fédérer et valoriser le savoir-faire local, OSM-Guyane une communauté en devenir

37Pour tenter de fédérer cette communauté éparse et pour faire connaître le projet au-delà du petit cercle des initiés, une association locale a été créée en janvier2019. D’emblée le choix a été fait de se différencier de la métropole et de ne pas se structurer en antenne d’OSM-France, mais bien de constituer une association indépendante. Pour les contributeurs guyanais qui suivent de loin les débats sur les forums français le différentiel est trop important pour envisager de s’inscrire dans la même dynamique que dans l’Hexagone: «Les travaux en métropole se font aujourd’hui sur des échelles ou des thématiques, par exemple autour de la cartographie indoor, qui paraissent déconcertantes quand on est en Guyane!» témoigne ainsi Adrien André110. Ce dernier est le président d’OSM-Guyane. Son parcours permet de mieux comprendre les motivations qui guident sa démarche. Après un cycle initial d’ingénieur à Polytech’Orléans, il poursuit un parcours en informatique et se spécialise finalement en 2e année de Master en télédétection et imagerie numérique (UPS, Toulouse). Il réalise son stage de fin d’études en Guyane à l’IRD en2011 où il développe une application visant à assurer le suivi des fleuves de Guyane en utilisant l’altimétrie radar. Alors qu’il utilise Google Earth pour chercher la localisation de toponymes, il découvre OpenStreetMap. Si son contenu n’est pas forcément beaucoup plus riche à l’époque, la possibilité d’ajouter des données et de les partager librement le persuade d’adhérer au projet. Pleinement convaincu par l’importance des communs numériques, il fait aussi le constat que des données existent (comme les toponymes utilisés pour indexer les observations floristiques dans l’herbier de Cayenne), mais qu’elles sont éparpillées et que les systèmes cartographiques conventionnels sont très pauvres. Très attaché au territoire guyanais, il commence alors ses premières contributions guidées par une motivation qui reste aujourd’hui son leitmotiv: «faire connaître un territoire riche, complexe et peu connu111». Malgré plusieurs allers-retours entre Cayenne et la métropole dans les interstices de ses contrats (des vacations de 5 mois à la DAFF pour le développement d’une application web de gestion des dossiers de demande de foncier agricole, un volontariat civil de 2 ans à l’ONF pour la modélisation du réseau de dessertes pour l’exploitation forestière, des prestations de cartographie pour la Société Forestière Amazonia, etc.), il conservera toujours un lien avec la Guyane par l’intermédiaire d’OpenStreetMap. Ainsi, alors qu’il vit quelque temps à Montpellier avant de revenir, il préfère continuer à cartographier à distance l’Amazonie, car «j’avais l’idée que les territoires en métropole avaient les moyens d’avoir leur base géographique. Mon envie était alors, et est toujours, de faire connaître ce territoire et de le mettre en avant». L’enjeu est aussi technique: «Ici les défis sont plus grands avec la qualité médiocre des cartes nationales ou encore les nuages sur les images satellites112.» À distance, son implication dans OpenStreetMap reste donc concentrée sur l’Amérique du Sud. Il s’investit, par exemple, dans le projet Mapazonia, évoqué précédemment: «La Guyane apparaît comme une île sur OpenStreetMap avec très peu de données sur le Surinam et le Brésil d’où la motivation de réfléchir à l’échelle du Plateau des Guyanes113». Il développe alors un programme qui permet la création d’un indice de priorisation des actions cartographiques qui prend en compte les données existantes, l’éloignement aux grandes villes, la résolution de l’imagerie satellitaire disponible et la distance au cœur d’une zone d’intérêt114. Même lorsqu’il part un an et demi au Québec, pour accompagner sa compagne qui poursuit ses études là-bas, il a à cœur de continuer à contribuer sur la Guyane. Profitant de l’existence de données libres produites par le Parc amazonien de Guyane et par le ministère en charge de l’écologie, il travaille alors, pendant trois mois, à l’enrichissem*nt du réseau hydrographique et à l’intégration d’hydronymes en plusieurs langues pour «montrer la richesse de la culture guyanaise115». L’attachement au lieu qui s’exprime à travers des contributions qui se font à des milliers de kilomètres de la Guyane semble faire d’OpenStreetMap un artéfact informationnel qui participe à l’appropriation et la projection personnelle que ce contributeur atypique entretient avec le territoire (figure5.14).

Figure5.14.La Guyane française d’Adrien André.

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38De retour en Guyane, où il travaille pour la station SEAS116, Adrien André est désormais le porte-drapeau d’OSM en Guyane. Il a été rejoint par un petit cercle de fidèles. Avec deux agents de l’ONF, qui avaient découvert OSM lors de leur précédente expérience professionnelle à La Réunion. Tous trois constituent le trio le plus assidu. Leurs activités professionnelles, informaticien spécialisé dans le traitement des données géospatiales et géomaticiens, rejoignent ici leur passe-temps jusqu’à parfois conduire à une forme de saturation: Mathilde, qui consacre une partie de sa mission à l’ONF à l’alimentation de l’observatoire des activités minières évoqué au chapitre4, reconnaît qu’après une journée de photo-interprétation sur des images Sentinelles pour détecter des sites de déforestation, «elle sature un peu de l’écran» alors qu’elle fait le constat que «plus de 50% de [m]ses contributions, plutôt 80% même, se font à distance et non sur le terrain, donc derrière l’ordinateur117». De son côté, Jérémy profite du projet pour réaliser quelques expérimentations, par exemple, autour de la prise de la vue panoramique et de son intégration dans Mapillary «avant son rachat par Facebook118», précise-t-il promptement.

39Le trio est rejoint ponctuellement par Benoit Van Gastel, le contributeur de l’ARS et par d’autres géomaticiens qui soutiennent le projet sans véritablement y contribuer: le Parc amazonien met, par exemple, à disposition ses locaux pour les réunions de l’association ou encore les services de l’État et l’agence d’urbanisme inscrivent régulièrement OpenStreetMap à l’ordre du jour de leurs réunions comme lors du «café géomatique et télédétection» organisé par le réseau des géomaticiens le 7février 2020 (figure5.15). Les usages institutionnels tendent aussi à se développer. Dans son SIG en ligne119, la Collectivité territoriale de Guyane intègre ainsi OpenStreetMap comme fond de plan par défaut120. Malgré tout, la dynamique reste fragile et le noyau dur de contributeurs peine à s’élargir. Aussi, dans le prolongement de ces actions de communications, le trio organise ponctuellement des séances de formation aux outils de saisie et des réunions pour harmoniser et prioriser les efforts de cartographie. Face à l’immensité de la tâche à accomplir, le collectif tente d’identifier les territoires et les thématiques à privilégier. Des tests sont aussi réalisés ponctuellement, comme autour du barrage de Saint-Élie dont la cartographie d’occupation des sols sert de «carte de visite» à l’association (figure5.16). L’accessibilité du terrain et des données (vues aériennes et open data) sont alors des facteurs décisifs pour établir ces priorités. L’association souhaite aussi imprimer sa «patte» et détaille sur une page wiki du projet121, les spécificités guyanaises: carbet, piste, degrad, etc. Il ne s’agit pas de créer de nouveaux objets dans l’ontologie complexe et déjà très riche d’OSM, mais de se mettre d’accord pour définir une méthodologie commune permettant de normaliser la saisie d’information (choix des bons tags, format des numéros de téléphone, indexation des langues, etc.). Alors que la dynamique collective s’installe progressivement, la pandémie de Covid-19 l’a brutalement stoppée à peine plus d’un an après le lancement de l’association. Les réunions en visioconférence n’ont pas le même succès, la dynamique s’essouffle et plusieurs contributeurs quittent la Guyane comme Léa, géomaticienne au Parc amazonien sur un contrat de dix-huit mois de volontariat civil à l’aide technique (VCAT). Le turn-over des urbanistes que Clémence Léobal a mis en évidence dans ses travaux122 impacte donc très directement le projet. Après dix ans d’implication en Guyane, Adrien reconnaît «une certaine fatigue liée au travail d’auto-modération dans un territoire où ça tourne beaucoup123». Alors qu’en France Hexagonale, le vivier de modérateurs se renouvelle régulièrement, en Guyane les porteurs du projet peuvent ainsi avoir le sentiment que, face au turn-over perpétuel, «il faut toujours tout recommencer à zéro124». La pandémie n’a fait que révéler la dynamique fragile de l’association. En2022, elle tente de se relancer à l’occasion de la Nuit de la Géographie, un atelier de découverte a été proposé. Il a permis d’avancer sur la cartographie de Grand Santi, à la demande de Benoit pour couvrir les besoins du dispensaire de cette commune du Maroni. Organisé à proximité de l’Université de Guyane, l’événement n’a pas attiré les étudiants, mais des contacts avec différents réseaux de formation laissent espérer de nouvelles opportunités à court ou moyen terme. La stratégie de revitalisation de l’association passe aussi par son élargissem*nt au commun numérique en essayant de fédérer des contributeurs de Wikipédia ou des spécialistes des logiciels libres.

Figure5.15. L’institutionnalisation d’OpenStreetMap en acte.

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Figure5.16. Les alentours du barrage de Saint-Élie, une vitrine pour OSM-Guyane.

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Rendre visibles les quartiers oubliés: OpenStreetMap comme outil d’empowerment?

40Alors que les membres d’OSM-Guyane sont concentrés sur Cayenne, un autre projet, sans lien avec l’association, a vu le jour à 300km de la Préfecture, à Saint-Laurent-du-Maroni. La croissance démographique rapide que connaît cette sous-préfecture de l’Ouest guyanais depuis plus de trente ans125 se traduit par le développement de nombreux quartiers qui échappent à la planification urbaine. Plus de la moitié de Saint-Laurent-du-Maroni est ainsi considérée comme informelle (AUDEG, 2018) et comptabilisée comme Quartier d’Habitat spontané (QHS) dans le Contrat de Ville126. Pour recenser le bâti (AUDEG, 2018), certains secteurs ont été cartographiés sommairement127. Toutefois, comme le relèvent Marion Comptour et Vincent Moracchini: «sur la majorité des représentations cartographiques de la ville, produites par les institutions et autorités […] ces quartiers sont encore souvent oubliés ou peu représentés128», comme en témoigne la carte topographique de l’IGN ou le plan cadastral (figure5.17). De plus, les termes génériques de quartiers informels ou spontanés, qui regroupent ces quartiers sous la seule bannière de leur informalité, «gomment leurs singularités et leur diversité»129. Le MaroniLab, laboratoire d’expérimentation urbaine, entend donc promouvoir une réflexion sur la ville qui intègre les habitants de ces quartiers pour tenter de les impliquer au mieux dans la dynamique urbaine en fort renouvellement. Pour ce faire, le MaroniLab a souhaité faire de la cartographie un outil de mise en visibilité et d’empowerment pour que les habitants des quartiers puissent être intégrés dans les planifications à venir. «L’objectif dépasse la seule cartographie puisqu’il s’agissait pour nous de développer auprès des habitants de ces quartiers les conditions d’une citoyenneté urbaine», explique la directrice de l’association130. La petite structure (une directrice assistée d’un médiateur, de quelques stagiaires et de bénévoles) a fait appel à CartONG, une ONG dont la vocation est de mettre la donnée géographique au service de projets humanitaires. Le projet a été construit en trois phases.

Figure5.17.«Je mets des chaussures propres pour pas salir ta carte puisqu’à partir d’ici, elle n’est plus blanche!».

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41Une première étape préparatoire a consisté en l’organisation d’un mapathon pour coordonner sur un temps limité une cartographie à distance sur la seule base des photographies aériennes disponibles. Depuis Chambéry, Pau ou Saint-Laurent-du-Maroni, près de 2500bâtiments ont alors été ajoutés sur OpenStreetMap et ont permis d’obtenir un premier fond de plan utile pour la mission de terrain organisée en aval. Une contributrice n’ayant jamais mis les pieds en Guyane et participant à cette opération à plus de 6700km de Saint-Laurent témoigne: «Je contribue à HOT depuis plusieurs années. J’ai rejoint CartONG pour approfondir le sujet. Je fais donc les missions qui sont en cours à CartONG et cette fois-là c’était en Guyane131.» À l’inverse de l’attachement aux lieux que suggèrent les contributions d’OSM-Guyane, ce témoignage illustre le caractère secondaire du territoire à cartographier pour certains contributeurs. L’expérience lui permettra tout de même de s’intéresser, ponctuellement, au contexte: «Pour la Guyane on a eu un exposé de la situation avant, la participation des personnes du MaroniLab et un exposé en fin de mission» et de développer sa curiosité pour le territoire: «Je reviens de temps en temps après un mapathon afin de voir comment évolue la zone». Mais, plus d’un an après cette opération, ce sont principalement les connaissances techniques qui semblent retenues: «Cela enrichit mon travail de cartographie sur OSM et élargit mes connaissances de géomaticienne.»

42La deuxième phase du projet consistait en une mission de deux semaines pour une salariée de CartONG afin d’organiser des ateliers de cartographie participative avec les habitants. Après un temps de formation de l’équipe du MaroniLab aux techniques d’animation d’atelier de cartographie participative et aux outils de collecte et de traitement des données, deux ateliers de deux jours chacun avec les habitants des quartiers de Colombie et de Chekepatty ont réuni 36participants. La première journée a été consacrée à la définition collective des légendes des futures cartes. Il s’agissait alors d’identifier les éléments importants à rendre visible pour les habitants et de définir la meilleure manière de les représenter et de les renseigner. La question de l’accessibilité au quartier a alors occupé une place centrale. En l’absence de réseau viaire officiel et alors que des incendies ont déjà eu lieu dans des habitats précaires aux installations électriques défaillantes, les habitants ont été soucieux d’identifier et de rendre publique des voies d’accès susceptibles de faciliter l’intervention des secours (pompier, samu, par exemple). L’accès à l’eau, la gestion des déchets, le recensem*nt des services et des commerces ont également été identifiés comme des thèmes prioritaires à cartographier. Sur cette base de travail, la seconde journée s’est déroulée sur le terrain. Équipés de téléphones et de l’application OsmAnd (figure5.18-haut), les participants ont collecté 440 points GPS et qualifié de nombreux espaces et bâtis. En effet, les quartiers informels sont intrinsèquement plus complexes à représenter à partir des seules images satellites ou photographies aériennes, car, contrairement à la ville planifiée, les espaces communs et privés n’ont pas de délimitations claires. Le travail de terrain était donc indispensable. Les données ont ensuite été structurées au sein d’un SIG et mobilisées pour produire une série de douze cartes (figure5.18-bas).

Figure5.18. Cartographie participative du quartier de Colombie (Saint-Laurent-du-Maroni).

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43La troisième phase du projet a consisté en l’organisation de plusieurs réunions de restitution auprès des participants d’abord, pour leur faire valider les cartes produites à partir de leurs données, puis pour les présenter aux institutions en charge de l’aménagement du territoire à Saint-Laurent-du-Maroni. Ces réunions ont été l’occasion d’envisager des pistes d’action pour répondre aux principaux enjeux que rencontrent les habitants, notamment sur les déchets et l’accès à l’eau. Cependant, faute de temps et de compétences, les données collectées sur le terrain n’ont pas été reversées dans OpenStreetMap. Pour les porteurs du projet, cet enjeu était secondaire: l’ambition était de rendre visibles ces quartiers pour qu’ils soient pris en compte par les politiques publiques. Or, les données collectées ont été transmises à la mairie et à l’Établissem*nt public foncier d’aménagement de Guyane qui gère l’OIN132: elles sont ainsi utilisées dans le plan guide d’aménagement de ces secteurs, c’était l’enjeu principal de cette opération de comblement du blanc des cartes institutionnelles. Mais si cette cartographie participative permet de mieux connaître les quartiers spontanés, de les qualifier, de les quantifier, de les diagnostiquer et, in fine, de travailler sur leurs futurs possibles, se pose tout de même la question des conséquences ambivalentes de telles cartes: sont-elles une aide à la régularisation des quartiers grâce à une meilleure connaissance et reconnaissance ou un appui à leur démolition suite à leur repérage? La question semble être un impensé et le MaroniLab n’est plus là pour y répondre. Si la structure est inactive depuis avril2021, ces données, elles, sont bel et bien toujours disponibles…

Aller au Surinam et passer par la Guyane, travailler sur la France et modifier la Guyane: OpenStreetMap où la cartographie «par ricochets»

44Le système étant planétaire et accessible à distance, d’autres contributeurs viennent ajouter ponctuellement leur pierre à l’édifice sans que leur production ne soit dédiée à la Guyane. Autour de cette cartographie «par ricochets» on peut alors identifier deux pratiques assez différentes. D’abord, certaines contributions se concentrent sur les zones de passage, qui sont aussi des points d’attente. Un espace cartographié peut ainsi n’être qu’un espace traversé. Sans intention politique, sa cartographie n’est alors souvent que le fruit d’une opportunité. C’est le cas des contributions sur la Guyane française d’Erick de Oliveira Leal, un Brésilien originaire de Brasília, très actif sur OpenStreetMap. Ses contributions sur la Guyane se concentrent sur les passages frontaliers au niveau du tripôle Oiapoque—Saint-Georges—Vila Vitoria à l’est et du dipôle Saint-Laurent-du-Maroni—Albina à l’ouest et sur la presqu’île de Cayenne à l’occasion d’un voyage qui s’est poursuivi au Surinam et au Guyana avec des contributions visibles dans les deux capitales: Paramaribo et Georgetown (figure5.19a). Ce type de contribution vient généralement densifier des hotspots préexistants.

Figure5.19a.Cartographie «par ricochets»: ne faire que passer.

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45D’autres contributions se focalisent sur des objets à l’échelle nationale ou mondiale, via notamment l’intégration de base de données en open data. Indirectement les modifications effectuées sur des frontières ou l’incorporation d’une base française ou européenne d’occupation des sols peuvent avoir des répercussions sur la Guyane. De même que les opérations dites de revert vandalisme, c’est-à-dire l’annulation de contributions apparemment malveillante, car susceptible de dégrader le contenu, se pratiquent régulièrement à l’échelle mondiale et ont inévitablement des répercussions locales. Ce sont ces deux types d’actions qui conduisent Christian Quest, ancien Président d’OSM-France, à apparaître comme un des contributeurs les plus actifs en Guyane. Par exemple, il met à jour régulièrement, via le développement d’un bot-un programme automatisant le contrôle ou l’intégration de données133, la population de l’ensemble des communes françaises à partir des données de l’INSEE. Ces ajouts récurrents à l’échelle du pays ont donc des répercussions sur l’ensemble des territoires d’outre-mer134 (figure5.19b). Ce type de contribution s’inscrit ainsi dans la lignée des productions à distance qui constituent une part significative du contenu d’OSM dans les grands espaces comme l’Amazonie.

Figure5.19b.Cartographie «par ricochets»: effet-rebond du bot.

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Contourner les blocages institutionnels, OpenStreetMap et la toponymie autochtone

46Contrairement aux idées reçues largement relayées par les cartes de l’IGN que nous avons déjà évoquées dès le premier chapitre(figure1.12, notamment), la forêt guyanaise n’est pas un territoire vierge aux quelques rivières nommées par de rares explorateurs des siècles passés et aux quelques placers identifiés par les orpailleurs des confins. Comme en témoignent les vestiges archéologiques abondants dans toute l’Amazonie et le bouclier des Guyanes, de nombreuses études en archéologie et en écologie historique démontrent que la forêt amazonienne a commencé à être parcourue depuis au moins 13000 ans135 et qu’elle est donc loin d’être vierge136. L’Intérieur est aujourd’hui encore le lieu de vie des peuples autochtones et des descendants du marronnage. Là, le long des voies de communication que sont les fleuves, des Amérindiens, sur l’Oyapock et le haut Maroni, et des Bushingué, sur le Lawa, ont installé des villages comprenant des espaces où l’on pratique la culture itinérante sur brûlis ainsi que la pêche et la chasse. La forêt est donc aujourd’hui encore habitée et parcourue par plusieurs centaines de milliers de personnes. Le mode de vie des communautés du Sud guyanais s’appuie en effet sur un territoire ressource qui pourvoit de multiples manières aux besoins de ces communautés forestières. En conséquence, chaque crique, chaque parcelle de terre propre à la culture, chaque zone d’arouman (utilisé pour la vannerie), chaque inselberg a un caractère propre, une histoire et un toponyme qui porte une partie de cette mémoire. On retrouve ici des similitudes avec des recherches menées avec d’autres communautés autochtones, comme celles de l’anthropologue anglais Mark Nutall (1991) et de la géographe française Béatrice Collignon (2006) dont les travaux sur la géographie vernaculaire des Inuinnait, reposent en partie sur l’analyse des toponymes. Ainsi, en Guyane comme en Arctique, la mémoire des communautés autochtones est inscrite dans les histoires du territoire, et plus encore dans la toponymie. Les noms de lieux organisent l’espace et le socialisent. Ils concentrent en un ou deux mots—qui peuvent renvoyer aussi bien à de simples termes géographiques, qu’à une pratique ou une histoire—la mémoire des femmes et des hommes, associée aux lieux.

47C’est pour préserver ce patrimoine culturel vivant et pour faciliter la reconnaissance de l’appropriation de ce territoire par les communautés amérindiennes que le Parc amazonien de Guyane (PAG) a lancé un vaste projet de cartographie participative qui s’est achevé en2014, pour les communautés Teko et Wayãpi de la frontière sud de la Guyane. En capitalisant divers relevés effectués depuis un demi-siècle et en effectuant, de2009 à2011, des relevés systématiques au GPS, le PAG en partenariat avec le CNRS a pu dresser des cartes de la commune de Camopi comportant près de 600 toponymes différents transcrits dans les langues wayãpi et teko137. Les Wayãpi et les Teko (anciennement nommé Oyampi et Émérillon) sont deux peuples amérindiens de la grande famille tupi-guarani, largement répandue au Brésil. Leurs langues présentent de sensibles différences phonétiques, lexicales et grammaticales. Le territoire des Wayãpi de Guyane et des Teko s’est construit, depuis deux siècles, autour du fleuve Oyapock et de ses affluents, dont la rivière Camopi qui matérialise une partie de la frontière franco-brésilienne. Ce vaste territoire138 est aujourd’hui parcouru par plus de 1700 habitants qui y puisent une bonne partie des ressources indispensables à leur mode de vie. Leur connaissance longue et intime des sauts, passes, layons de chasse, zones de collecte et de pêche, villages anciens… s’exprime dans le très grand nombre de toponymes dont le territoire est maillé.

48Pour faire reconnaître cette démarche et ce savoir autochtone, le PAG, à la demande des communautés amérindiennes de Camopi, a structuré et normalisé une base de données toponymiques qu’il a transmise à l’IGN pour qu’elle soit intégrée dans ses prochaines bases. L’IGN et la Commission nationale de la toponymie ont alors refusé pour des raisons techniques (problème de graphie notamment) dont j’ai pu mettre en évidence dans de précédentes publications139 qu’elles relevaient en fait de considérations politiques (autour d’enjeux de souveraineté). Depuis Paris, les experts de la toponymie ont du mal à concevoir qu’il puisse y avoir autant de toponymes amérindiens, ils peinent à s’imaginer une densité toponymique plus importante à Camopi qu’à Cayenne, mais surtout ils font de la toponymie des communes frontalières un enjeu fort de souveraineté: «Le fait de dénommer un lieu peut servir un jour à asseoir une revendication territoriale. Il y a donc un vrai enjeu de souveraineté autour de la toponymie, en particulier dans ces zones frontalières140

49Face à ce blocage institutionnel, OpenStreetMap est alors considéré comme une voie de contournement pour la diffusion de registres toponymiques à haute valeur patrimoniale, mais non reconnus officiellement. L’institutionnalisation croissante d’OpenStreetMap permet aujourd’hui d’en faire un outil de diffusion et de reconnaissance du travail accompli. Ainsi, en alternative aux lenteurs et blocages multiples de la voie officielle, les communautés Teko et Wayãpi de Guyane tracent une voie parallèle qu’ils contrôlent et qui se dissémine progressivement en misant sur le fait qu’elle finira par s’imposer. La facilité d’accès aux données d’OpenStreetMap élargit considérablement le potentiel de diffusion. Alors que, jusqu’à présent, les cartes étaient considérées comme faisant autorité en raison de leur caractère officiel, elles acquièrent désormais une nouvelle forme d’autorité grâce à la facilité d’accès et de réutilisation de leurs données géographiques. De ce point de vue, OpenStreetMap semble être un sérieux concurrent pour l’IGN, même au sein des ministères français. En effet, bien qu’ils n’aient pas été acceptés dans la base de données nationale, les toponymes autochtones ont été progressivement intégrés dans les cartes produites par les organisations privées et les ONG, ainsi que par les autorités gouvernementales locales. Parmi les exemples les plus marquants, on peut citer les cartes touristiques des sentiers de randonnée produites par les offices de tourisme ou encore les hydronymes mentionnés sur le nouveau référentiel cartographique du réseau hydrographique, produit par un service déconcentré de l’État qui dépend du même ministère que l’IGN. Cette initiative témoigne ainsi d’une reconnaissance institutionnelle discrète, mais effective, depuis le terrain.

Investir la Guyane sans s’y investir: OpenStreetMap face aux éditeurs d’entreprise

50L’analyse des contributions d’OpenStreetMap en Guyane permet également de mettre en évidence la présence de grandes entreprises qui, depuis2014, investissent de plus en plus dans le projet collaboratif. De grands groupes privés comme Microsoft, Amazon, Facebook, Uber, Apple ou encore MapBox, embauchent leurs propres éditeurs-cartographes. À titre d’exemple, en2019, le réseau social Facebook a déployé un outil de machine learning. Issu du projet Map with AI, il aurait notamment permis d’importer en quelques jours plus de 300000 miles de routes en Thaïlande ou encore plus de 21500 routes suite à une grave inondation au Kerala, en Inde141. Apple est d’un des plus grands contributeurs privés. Il a dédié plus de 340 personnes à la mise à jour d’OSM en2019. Alors que de nombreuses sociétés à but lucratif ont toujours été impliquées dans OSM, généralement en utilisant les données dans leurs services et produits, le nombre croissant d’éditeurs rémunérés sur la plate-forme est nouveau et est devenu un sujet de controverse pour certains membres de la communauté142. Les entreprises qui emploient ces éditeurs d’entreprise investissent dans OSM en lien direct avec leur offre commerciale. Par exemple, certains produits de Mapbox, l’une des premières entreprises à s’engager dans cette activité dès2014, reposent sur des cartes construites à partir de données OSM. D’autres entreprises, comme Amazon Logistics, utilisent certaines données d’OSM dans leurs algorithmes de routage internes et contribuent en retour via les informations que leurs livreurs collectent143.

51Une étude de Jennings Anderson, Dipto Sarkar et Leysia Palen précise que les contributions de ces grands groupes sont majoritairement dédiées au réseau routier144. Cette tendance s’observe en Guyane avec la présence de données issue de la société Kaart, un des trois groupes privés mondiaux qui contribue le plus au projet et revendique plus de 10millions de contributions dans 75 pays. Alors que les gouvernements fournissent, en Europe et en Amérique du Nord, les référentiels routiers qui constituent habituellement l’ossature des infrastructures routières cartographiées dans ces régions, la situation est différente en Amérique du Sud et en Asie où ces données font parfois défaut: elles peuvent être inexistantes, non actualisées ou leur licence ne permet pas leur intégration dans OSM. Or, pour mener à bien leurs activités dans ces régions (des services de routage aux services de livraison), ces groupes privés ont besoin de réseaux routiers correctement cartographiés: avec leur géométrie, mais aussi leur qualification (type de revêtement, limitation de vitesse, restriction d’accès, etc.). Les stratégies de comblement du blanc des cartes routières de ces entreprises sont multiples. Grab, entreprise singapourienne qui a racheté les activités de Uber en Asie du Sud-Est, a organisé plusieurs mapathons. Mapbox, entreprise américaine, déjà évoquée précédemment, a été l’une des premières à employer une équipe de cartographes dédiés à OSM, dès2014145. Kaart, dont on a repéré les contributions en Guyane, utilise des véhicules pour capturer des données sur les réseaux routiers. Ses données sont en partie revendues à Apple. Le processus de collecte utilise des applications mobiles pour saisir de nouvelles balises, principalement des noms de rues et des voies uniques, tout en conduisant dans les villes et les villages. L’imagerie est capturée simultanément par des caméras GPS afin de permettre le post-traitement des données pour corriger la géométrie des routes, mettre à jour les nouvelles constructions et ajouter des voies de circulation, des restrictions de virage et d’autres balises nécessaires pour améliorer la navigation des véhicules. Le corpus d’images est chargé ensuite pour une utilisation communautaire dans Mapillary (figure5.20). Même si cette empreinte des éditeurs-cartographes d’entreprise reste encore faible en Guyane, leur apparition sur une partie de Cayenne et de la route du littoral mérite d’être soulignée, car elle pourrait remettre en cause l’idée même qu’OpenStreetMap constitue, comme on le présente souvent, l’archétype de l’information géographique volontaire.

Figure5.20. La présence des éditeurs-cartographes en Guyane française.

Combler les déserts de données géographiques (22)

52La trajectoire d’OpenStreetMap en Guyane invite à ne pas céder à la tentation simplificatrice de scinder d’un côté une information géographique institutionnelle produite par et pour les autorités publiques et de l’autre une information géographique volontaire issue d’amateurs éclairés avides d’exploration cartographique amazonienne. Si les deux approches demeurent et ne se diluent pas pleinement l’une dans l’autre, elles cohabitent et se reconfigurent et in fine tendent à s’hybrider. L’effet boîte noire peut alors être décelé précisément dans cet entremêlement de pratiques: «être attentifs à ces déplacements et hybridations empêche par ailleurs de marquer une séparation nette entre les initiatives cartographiques qui feraient intervenir des contributeurs «amateurs» d’un côté et celles qui impliqueraient des professionnels ou des experts de l’autre146». Dès lors, l’analyse des données combinée à l’observation des pratiques (in situ comme à distance), associée à des entretiens répétés avec les contributeurs qui tentent de combler les blancs des cartes de grands espaces amazoniens, permet d’éclaircir quelques zones d’ombre de ce projet et de mieux appréhender le fonctionnement et les valeurs d’engagement des acteurs qui s’y impliquent. Cette approche multi-située est alors l’occasion de saisir OSM plutôt comme une communauté de communautés qui conservent et éditent des données cartographiques sur une plate-forme unique, impulsées par une série de motivations plurielles et loin d’être apolitiques: de la reconnaissance du patrimoine autochtone à la cartographie des routes pour proposer des services commerciaux, de la localisation des hauts lieux touristiques à la mise en visibilité des habitats informels, de l’alignement du contexte local sur les canons nationaux à l’intégration des spécificités locales, etc. Parfois présenté comme un nouveau langage cartographique, OSM semble pouvoir être considéré, dans cette perspective, comme un sabir plutôt qu’un pidgin. Si le contact prolongé entre des communautés linguistiques variées peut faire naître de nouvelles formes linguistiques, on peut se demander s’il en va de même avec la cartographie. Alors que les sabirs apparaissent lorsqu’un besoin de communication se fait sentir, quand sa création dure, la forme linguistique se stabilise et s’équipe pour continuer d’exister. Elle devient un pidgin. Si le sabir est un mélange relativement anarchique, le pidgin est, pour les linguistes, plus riche d’un point de vue lexical et grammatical, mais aussi plus rigide dans sa construction. L’étude présentée ici tend à montrer que ce qui fait la force d’OSM c’est la souplesse de son système de contribution qui permet à des acteurs aux profils, pratiques et intentionnalités différentes (voire divergentes) de se projeter dans ce commun numérique. Reste désormais à savoir si son institutionnalisation galopante l’entraînera sur la voie d’une forme de pidginisation.

Combler les déserts de données géographiques (2024)

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